La consigne : Deux personnages de littérature mis en scène à nos jours, dans un réveillon de fin 2004....
Elle
sest assise sur son lit, perdue dans son peignoir rubis.
Ses
cheveux mouillés, à peine essorés, coulent le long de son cou. Elle penche la
tête en avant et les gouttes finissent leur chemin sur le parquet, dans un son
doux feutré. Quelques-unes unes glissent le long de sa cheville. Elle observe
le vernis de ses ongles de pieds. Quelques éclats lont altérés. Elle a le
temps, mais elle na pas envie de se lancer dans cette activité qui consiste à
orner ses jolis pieds. De toute façon, ce soir, à moins que la musique ne soit
très mauvaise, elle a bien lintention de danser jusquau petit matin, pour
déjouer la nouvelle année ; alors personne ne les verra, ses petits
petons !
La
nuit est tombée pendant quelle était dans son bain. Dehors, elle devine les
lumières de Noël qui laissent sur le bas de sa fenêtre des reflets scintillants
et fluorescents.
Elle
a agi comme une automate depuis quelle est sortie du bureau. Elle savait bien
pourtant quen acceptant cette invitation, tous les espoirs seraient permis
engendrant à leur tour une avalanche de risques. Elle navait pas arrêté de
penser aux mots de Doro
« Si tu ne viens pas, nous serons treize à table, et
franchement, ce nest pas bon signe !
-
Tu es
superstitieuse, toi, maintenant ?!
-
Non, ce
nest pas, mais tu sais bien comme il est ! Il attache beaucoup
dimportance aux signes. Et puis, cest lui, qui a insisté pour que tu viennes,
voilà ! »
LUI
QUI A
INSISTE
POUR QUE JE VIENNE
Cela
fait une semaine quelle nen dort plus !
La
première fois que Doro le lui a présenté, elle est restée sans voix. Oh !
Ce nest pas tant son physique qui la marquée, quoique de taille moyenne, des
cheveux très noirs, long, de cette tignasse épaisse et brillante où lon aime
glisser les doigts pour laisser aux mains dinfinis caresses au fil de soie, un
visage presque carré barré dune bouche aux lèvres épaisses et bien dessinées,
que lon croirait presque revisitées par un rouge terre, au sourire éclatant et
accueillant. Non, le plus impressionnant, cest son regard. Yeux très noirs,
très profonds, avec une douceur indéfinissable, comme une noble sérénité
Elle
sétait même dit à cet instant : « Ben, ma cocotte ! Je me
demande vraiment comme tu tes déniché un type pareil, toi qui est abonnée aux
figures de magasines style Brad Pitt et compagnie ! »
Le
plus étonnant dans cette histoire, cest que ces présentations ont eu lieu il y
a deux ans ! Deux ans que Doro garde le même prince charmant, sans écart
semble-t-il
Et
évidemment, en deux ans, elle a eu le temps de faire sa connaissance. Et bien
plus quelle naurait dû, dailleurs. Mais, bon, Doro a choisi un job très
prenant, très payant cest sûr, mais très voyageant ! Alors, les soirs où
elle est absente, ils ont pris lhabitude de se retrouver, de tester tous les
restaurants de Bordeaux, et de ne rater aucun film tout fraîchement sorti.
Elle
le connaît bien maintenant et parfois, elle se demande si elle ne le connaît
pas mieux que Doro. Parce quil parle
Beaucoup et souvent du même sujet, celui
qui remplit sa vie et le tient à cur, ou tient son cur, tout bonnement.
Dorothée Chérie !
Elle
na jamais vu quelquun amoureux à ce point. Cest certainement le secret de
leur « longévité ». Pourtant, souvent, elle trouve que cette
caractéristique devient pesante. Elle ne sait pas vraiment qui joue ou se perd.
Doro prend tout son saoul ce que cet homme raffiné na de cesse de lui
offrir ; il la couvre de patience, il lattend sans sourciller, il
laccepte et ladmire, il lui donne son temps pour quelle devienne plus
éclatante chaque jour. Il la rassure et ne la malmène pas plus quil ne se
doit. Il reste lui, sans sabandonner ; il se partage et lui offre un
espace serein
Elle
se secoue, lheure tourne. Car que connaît-elle vraiment de leur vie à
deux ? Est-elle là, au milieu, dans leurs moments dintimité ?
Partage-t-elle leur quotidien à tout instant pour pouvoir être juge impartial
dune idylle sans nuage ? Elle ne sait rien en fait.
Rien
que la robe quelle a choisi depuis longtemps pour se rendre chez eux. Elle est
longue, noire, recouvrant largement les poignets, un col roulé pour ne pas
laisser voir la peau fine et pâle qui lhabille à cet endroit où tranquillement
le sang pulse et fait frémir un petit creux secret. Elle va se maquiller
longuement et couvrir ses cils du plus profond des velours anthracite, elle
soulignera ses paupières dun trait épais deye-liner violet foncé. Un brillant
fraise au lait pour faire sourire sa bouche. Des bottines en satin à talon haut
perché pour étendre encore sa silhouette. Et son parfum ancien, rappelant les
années 20 et les femmes fatales. Elle senveloppera dans un châle de cachemire
ambré.
Elle
ramasse ses cheveux dans un chignon flou et y glisse un long pic effilé
surmonté dun faux diamant transparent. Dans son sac, elle vérifie deux trois
bricoles, des cigarettes, le portable, un peu de monnaie pour payer le taxi.
Le
temps saccélère ; le trajet est comme un éclair, elle aperçoit déjà la
maison illuminée, les voitures garées devant, ils doivent être tous déjà arrivés.
Elle
a laissé traîné son regard trop longtemps en plein miroir, ce soir, avant de se
décider à partir. Elle appréhende ces dernières secondes dune année bien
remplie, elle sinterroge sur la suite, le devenir de la prochaine, la réalité
de celle-ci. Et si vraiment, tout sarrêtait à minuit ? Que plus rien ne
pouvait senchaîner après ? Car elle est venue sans laide dune bonne
fée, avec ses propres moyens. Elle est venue, au devant dune réalité qui
risque de la rattraper, la happer, la dilapider.
Comment
affronter en même temps sa douce amie, fidèle et ancienne complice de toute une
enfance, que rien ni personne na jamais réussi à séparer, comment laffronter
ce soir, alors que sa plus profonde volonté est de lui ravir la raison de son
cur, lhomme quelle a su retenir, celui qui la rendu si belle ?
Elle
se campe devant la porte dentrée, retient son souffle et se lance enfin dans
sa dernière ligne droite, son dernier accomplissement de lannée 2004.
Verra-t-elle 2005 ?
Elle
presse le bouton de la sonnette et sent déjà ses joues sempourprer. La porte
souvre et Doro lui apparaît, radieuse et pétillante.
« Entre
ma Chérie ! On nattendait plus que toi ! »
Elle
lui tend sont châle, en faisant un pas dans le hall dentrée. Elle jette un
coup dil aux alentours, histoire de maitriser un peu lespace. Elle est
amusée par la décoration clinquante et limite « mauvais goût » que
son hôtesse a jugé bon de disposer partout, au risque de surcharger son
intérieur déjà bien plein. Quimporte, cest la fête ! Et le champagne
aura peut-être raison de tout cela.
Elle
entend les invités qui discutent bon train. Au niveau sonore assez élevé, elle
devine que certains ont déjà puisé largement dans le punch légendaire de Doro.
Mais
Où se cache-t-il ?
Discrètement,
elle scrute le couloir, le salon, le coin de cuisine quelle peut apercevoir
doù elle se trouve. Elle hume lair au travers de la forte odeur de cigarette
à la recherche de son parfum. Trop de fragrances pour discerner quoique ce
soit !
Elle
finit par se montrer et un grand « Ah ! », poussé par
lassemblée, laccueille. Nathalie et Philippe sont assis sur le même pouf et
lui envoient en cur des bises de bienvenue. Ces deux là !
Incroyable ! Ils se sont connus au berceau, ont fait les mêmes études,
travaillent ensemble dans le même cabinet de notaires. Et ce soir, oh grand
soir, cest leur première sortie sans
Devinez qui ? Les jumeaux quils
ont eu lété dernier.
Samir
vient déposer sur ses joues un gros baiser claquant accompagné dun :
« Content de te voir la belle ! Toujours aussi
séduisante ! » Elle lui retourne un faux regard attendri, complaisant
mais un tantinet dédaigneux. Il faut dire que cela fait des mois que Samir lui
fait du « gringue ». Au début, cétait amusant, car on peut dire
quil la « courtisait » tel un chevalier des temps anciens. Mais à la
longue, il na jamais su passer le pas ni la vitesse supérieure et il en est
devenu ennuyeux et pesant.
Doro
lentraîne vers un couple quelle ne connaît pas. Ce sont des amis Italiens que
Doro a rencontré lors dun voyage daffaire et quelle a réussi à faire venir à
Bordeaux pour le réveillon.
Evidemment,
il y a Valérie qui entretient ses rondeurs soigneusement, alors quelle dit les
maîtriser, en sempiffrant en douce de noix de cajou.
Amandine
accompagnée son nouveau prétendant est là aussi, déjà absorbée dans une grande
discussion avec les cousins inséparables de Doro. Elle se rappelle sans
difficulté du prénom de Rémy, mais celui de son frère, rien à faire ! elle
narriva pas à le retenir. Arnaud, peut-être ?
Soudain,
une voix sélève de la cuisine. Cest lui
« Attention !
Attention ! Tout le monde est là ? »
Un
grand « Oui ! » bien scolaire retentit.
« Alors
japporte le premier exploit ! »
Benoît,
le meilleur « pote » de celui qui parle, maintient la porte ouverte
pour le laisser passer. Il porte une montage dhuîtres piquée de baguettes
magiques qui crépitent de mille feux. Leffet est convainquant ! Surtout
quelle déteste les huîtres ! Elle le regarde déposer son uvre
délicatement. Puis il se sauve immédiatement pour revenir avec une assiette
dorée dans laquelle il a disposé une tomate ciselée et décorée de trois énormes
gambas orange vif. Il vient vers elle et lui tend avec un regard très doux,
presque protecteur :
« Pour
celle qui maide à attendre si souvent ma princesse voyageuse. »
Au
fond delle, cest la panique. Cette attention est touchante certes, mais ces
paroles qui laccompagnent sont chargées dun terrible sens pour elle. Elle ne
sera jamais que lamie de Doro, et le cas échéant, elle ne sera plus utile
Elle
essaye de se détendre en sifflant son verre dune traite. Elle rejoint les
couples et essaye de se mêler aux discussions. Mais bientôt chacun fait la
queue pour aller se servir de ces cailloux de la mer, en sefforçant de ne pas
déséquilibrer lédifice. Force rigolade, évidemment ! Lambiance est
joyeuse. Elle sent alors une main dans son cou qui exerce une légère pression
pour quelle se retourne. Il est là. Tranquille, souriant. Dans ses yeux, il y
a une lueur trépidante, quelque chose dincroyablement intense.
« Viens
par ici, lui murmure-t-il, je voudrais te dire quelque chose avant tout le
monde. »
Ils
séchappent dans le couloir. Elle sent derrière que Doro les rejoint.
« Tu
lui as dit ?
-
Non, pas
encore, je tattendais.
-
OK. On y
va ? »
Elle
sent son cur se serrer. Ils vont lui annoncer quils se marient, cest
sûr ! Ou quils déménages pour le travail de Doro et quils vont partir à
Tahiti. Ou non ! Quils se séparent. Bon, ça, ce nest pas possible. Ils
ont lair trop heureux. Et si
Dans
un écho lointain, elle les entends lui dire en cur : « On va
avoir un bébé ! »
Quelques
secondes blanches
Elle relève le visage et se demande sils ont entendu
lénorme claquement quil y a eu au fond delle, comme si lon déchirait en un
millième de seconde une feuille de papier de 3 m². Une bombe vient dimploser
dans ses tripes. Lhémorragie déferle en elle et létouffe. De ses yeux
jaillissent des flots de sang, ce sang noir de douleur, ce suc de désespoir, ce
poison à la vie qui va bientôt finir de lanéantir. Elle va glisser, essayer de
se rattraper aux tentures, faire effondrer les plafonds, devenir poussière à
leurs pieds.
Mais
rien de tout cela ne se produit. Un instant à peine et avec une joie feinte,
elle attrape son amie dans les bras, la serre fort et la félicite. Elle se perd
dans sa chevelure pour quil ne voie pas ses yeux. Elle se reprend un peu et
les amène devant lassemblée en criant débonnaire « Et les copains !
Silence ! Une grande nouvelle pour finir lannée ! »
Elle
sefface et les laisse communiquer le secret.
Elle
attrape un verre au passage, le remplit à raz-bord de vodka, lingurgite dun
trait, puis recommence.
Elle
sait que la soirée va continuer comme cela. Remplir son verre, et senivrer au
sacrifice. Elle sait quà partir de maintenant, elle doit se noyer, se
détruire. Rien ne pourra plus les séparer maintenant. Il ne sera jamais plus
libre. Un enfant, cest pour la vie.
Elle
continue à boire et bientôt elle nentends plus le tic tac de son horloge
intérieure.
Le
temps se fige.
Autour
delle, bientôt, des cris
2002 est là.
Elle
se glisse discrètement vers lentrée, attrape son châle et sen va en titubant
dans la rue.
Au
bout, la Garonne. Froide, longue, noire.
Son
dernier chemin de vie, son nouveau chemin de mort.