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Paradigme's blog
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3 novembre 2004

2046

Hong Kong, 1966. Dans sa petite chambre d'hôtel, Chow Mo Wan, écrivain en mal d'inspiration, tente de finir un livre de science-fiction situé en 2046. A travers l'écriture, Chow se souvient des femmes qui ont traversé son existence solitaire…

Voilà, c'était la consigne, ce soir. Pour préparer un café ciné, jeudi soir à 20 h 46...

Il y avait eu cette curieuse publicité dans un journal d’annonces : « Partez à la rechercher de vos souvenirs ! Montez dans la ligne 2046 ! » Un coup de fil à la rédaction ne m’avait rien appris de plus : ils ignoraient tout du passeur de l’annonce. Un après-midi d’inaction apathique, je me décidai à me rendre à l’adresse indiquée en petits caractères. Je découvris très vite qu’elle correspondait à un arrêt de tram : le 2046. J’attendis qu’une rame arrive. A part moi, le quai était désert. Un halo diffus de brouillard noyait les arbres et les maisons. Je sursautai quand la rame, surgie de nulle part, parvint à mon niveau. Je m’interrogeais sur l’intérêt de monter et d’entreprendre un voyage apparemment inutile, quand je crus apercevoir Hélène qui entrait dans un wagon sur ma droite. Le même pull rose échancré en V, le même manteau long de velours roux, que trente ans plus tôt. Je n’avais plus pensé à elle depuis… Depuis que j’avais réussi à la chasser de mon esprit. Rendu à mon trouble d’autrefois, je montai à mon tour, mécaniquement ; la même angoisse au ventre, le même vertige. Il me revenait des parfums suaves, cette odeur sucrée de lait de sa peau, la tiédeur de son épiderme, le globe conquérant de ses seins… Je me repris : était-ce bien elle ? Et quelle conduite adopter ? Reste dans ce compartiment, garder mes distances et éviter de raviver de divines blessures ? Mais peut-on tourner le dos au hasard ? N’allais-je pas, ensuite, me reprocher ma couardise, et regretter jour après jour ce rendez-vous manqué ? Il fallait que je sache. Je me mis en marche vers le compartiment voisin. Toutes sortes de scénarios se croisaient dans ma tête. Je redoutais son premier regard. Celui qui me vrillait, pensif et critique, sur la photographie d’elle que j’avais conservée si longtemps au mur, face à mon lit, comme un reproche insistant. Ces yeux tristes, fatigués, me demandant compte de l’irréparable : elle avait semble-t-il estimé que c’était ma faute, s’il était mort, et sans qu’elle et lui eussent fait la paix… Mais il y avait aussi l’espoir, l’autre possibilité : le choc de notre rencontre, son regard hésite, d’abord hostile, nous nous contemplons longtemps  en silence, sans bouger, nous prenons la mesure du temps par l’espace qui nous sépare, la mesure de ce que nous avons souffert l’un par l’autre… Et puis, le mépris cède, la rancœur s’abolit, nous nous revoyons tels que nous étions « avant », la mémoire du corps est la plus forte, et tous nos regrets s’écoulent en larmes, dans les bras l’un de l’autre…

J’avance vers le soufflet de séparation, et il me semble que je vais m’évanouir, je suis en plein éblouissement, mes muscles me portent à peine. Je vais la voir, et après il sera trop tard. Je peux encore échapper à la rencontre !

J’aperçois son profil. Elle ne m’a pas remarqué. Ce compartiment aussi est désert. Elle a peu changé. C’est encore la jeune fille de vingt ans, la silhouette svelte et tonique, les cheveux bruns mi-longs, le nez fin un peu busqué. Je m’approche. Elle tourne la tête. Rien dans son regard n’indique la moindre émotion. Elle garde les yeux sur moi comme s’ils voyaient à travers. Pas de surprise. Pas de colère, comme cette fois où il avait bien fallu que nous nous croisions sur un trottoir. Pas de plaisir non plus. Je suis pétrifié. J’essaie de parler mais ma voix reste figée dans ma gorge. Si seulement… Comment peut-on abîmer une relation à ce point ? Avons-nous été entraînés dans une logique qui nous dépassait, était-ce inévitable ? Ai-je des torts, comme elle le croit ? Je me force à prendre la parole.

« Hélène… Bonjour… »

Elle ne réagit toujours pas, sa rancune a survécu aux années, elle ne veut même pas me voir.

« Hélène.. Nous devrions… On pourrait… »

Toujours rien. Et puis merde ! La colère me prend, et me ranime.

« Essayons au moins de parler ! On ne peut pas rester comme ça. Puisque le hasard nous offre la possibilité… Qu’est-ce qui nous est arrivé … »

Et je raconte. La voilà, cette mise au clair qui n’avait jamais eu lieu, les voilà les mots nécessaires. Je lui explique, je voudrais la convaincre, qu’elle me comprenne, au moins…

Rien. Elle a tourné la tête de l’autre côté, comme si je n’existais pas. Le tramway traverse une zone d’ombre. Quand la lumière revient, je suis seul dans la rame.

 

Patrick

02-11-2004

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