2046
Hong
Kong, 1966. Dans sa petite chambre d'hôtel, Chow Mo Wan, écrivain en mal
d'inspiration, tente de finir un livre de science-fiction situé en 2046. A
travers l'écriture, Chow se souvient des femmes qui ont traversé son existence
solitaire
Voilà, c'était la consigne, ce soir. Pour préparer un café ciné, jeudi soir à 20 h 46...
Il y avait eu cette curieuse publicité dans un journal dannonces : « Partez à la rechercher de vos souvenirs ! Montez dans la ligne 2046 ! » Un coup de fil à la rédaction ne mavait rien appris de plus : ils ignoraient tout du passeur de lannonce. Un après-midi dinaction apathique, je me décidai à me rendre à ladresse indiquée en petits caractères. Je découvris très vite quelle correspondait à un arrêt de tram : le 2046. Jattendis quune rame arrive. A part moi, le quai était désert. Un halo diffus de brouillard noyait les arbres et les maisons. Je sursautai quand la rame, surgie de nulle part, parvint à mon niveau. Je minterrogeais sur lintérêt de monter et dentreprendre un voyage apparemment inutile, quand je crus apercevoir Hélène qui entrait dans un wagon sur ma droite. Le même pull rose échancré en V, le même manteau long de velours roux, que trente ans plus tôt. Je navais plus pensé à elle depuis Depuis que javais réussi à la chasser de mon esprit. Rendu à mon trouble dautrefois, je montai à mon tour, mécaniquement ; la même angoisse au ventre, le même vertige. Il me revenait des parfums suaves, cette odeur sucrée de lait de sa peau, la tiédeur de son épiderme, le globe conquérant de ses seins Je me repris : était-ce bien elle ? Et quelle conduite adopter ? Reste dans ce compartiment, garder mes distances et éviter de raviver de divines blessures ? Mais peut-on tourner le dos au hasard ? Nallais-je pas, ensuite, me reprocher ma couardise, et regretter jour après jour ce rendez-vous manqué ? Il fallait que je sache. Je me mis en marche vers le compartiment voisin. Toutes sortes de scénarios se croisaient dans ma tête. Je redoutais son premier regard. Celui qui me vrillait, pensif et critique, sur la photographie delle que javais conservée si longtemps au mur, face à mon lit, comme un reproche insistant. Ces yeux tristes, fatigués, me demandant compte de lirréparable : elle avait semble-t-il estimé que cétait ma faute, sil était mort, et sans quelle et lui eussent fait la paix Mais il y avait aussi lespoir, lautre possibilité : le choc de notre rencontre, son regard hésite, dabord hostile, nous nous contemplons longtemps en silence, sans bouger, nous prenons la mesure du temps par lespace qui nous sépare, la mesure de ce que nous avons souffert lun par lautre Et puis, le mépris cède, la rancur sabolit, nous nous revoyons tels que nous étions « avant », la mémoire du corps est la plus forte, et tous nos regrets sécoulent en larmes, dans les bras lun de lautre
Javance vers le soufflet de séparation, et il me semble que je vais mévanouir, je suis en plein éblouissement, mes muscles me portent à peine. Je vais la voir, et après il sera trop tard. Je peux encore échapper à la rencontre !
Japerçois son profil. Elle ne ma pas remarqué. Ce compartiment aussi est désert. Elle a peu changé. Cest encore la jeune fille de vingt ans, la silhouette svelte et tonique, les cheveux bruns mi-longs, le nez fin un peu busqué. Je mapproche. Elle tourne la tête. Rien dans son regard nindique la moindre émotion. Elle garde les yeux sur moi comme sils voyaient à travers. Pas de surprise. Pas de colère, comme cette fois où il avait bien fallu que nous nous croisions sur un trottoir. Pas de plaisir non plus. Je suis pétrifié. Jessaie de parler mais ma voix reste figée dans ma gorge. Si seulement Comment peut-on abîmer une relation à ce point ? Avons-nous été entraînés dans une logique qui nous dépassait, était-ce inévitable ? Ai-je des torts, comme elle le croit ? Je me force à prendre la parole.
« Hélène Bonjour »
Elle ne réagit toujours pas, sa rancune a survécu aux années, elle ne veut même pas me voir.
« Hélène.. Nous devrions On pourrait »
Toujours rien. Et puis merde ! La colère me prend, et me ranime.
« Essayons au moins de parler ! On ne peut pas rester comme ça. Puisque le hasard nous offre la possibilité Quest-ce qui nous est arrivé »
Et je raconte. La voilà, cette mise au clair qui navait jamais eu lieu, les voilà les mots nécessaires. Je lui explique, je voudrais la convaincre, quelle me comprenne, au moins
Rien. Elle a tourné la tête de lautre côté, comme si je nexistais pas. Le tramway traverse une zone dombre. Quand la lumière revient, je suis seul dans la rame.
Patrick
02-11-2004